Isabelle Régnier

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Favignana. Les Architectures du Vide. 2017.

Exposition Isabelle Régnier. Du 24 mars au 1er mai 2018.

Dans la Galerie Le Vivier, l'exposition d'Isabelle Régnier est consacrée aux anciennes carrières de l'île de Favignana (îles Égades), au large de la Sicile. Ici, les éléments disparus, les pierres fantômes, véritables architectures du vide, peuplent par leur absence, le paysage, plus encore que les architectures de tuffeau, monumentales ruines du passé des carriers. Des escaliers improbables tels décrits dans la nouvelle de Dino Buzzati Le Rêve de l'Escalier, escaladent des monolithes érigés vers le ciel, hypnotisent le promeneur imprudent.

Sous les pinceaux du peintre, l'espace minéral transformé s'unit à l'espace végétal pour donner une nouvelle lecture de l'histoire des lieux. Le travail en série réalisé sur le motif à la pierre noire, la gouache, l'acrylique, puis la peinture à l'huile en atelier, propose un regard contemporain sur ce site abandonné.

Les Animaux Fantastiques,  histoire d'un bestiaire

Les Animaux Fantastiques – 2015 – Peintures réalisées librement à partir des mosaïques du pavement de l’église San Giovanni Evangelista à Ravenne (Émilie – Romagne), Italie

On suppose que le pavement de mosaïques, daté de 1213, a été offert comme ex-voto par un donateur. Ce donateur, natif de Ravenne, est rentré chez lui, sain et sauf après avoir combattu dans la Quatrième Croisade. C’est donc l’histoire d’une Odyssée médiévale. L’homme est parti en croisade et est rentré chez lui indemne de la bataille de Zara et de la bataille de Constantinople. L’histoire du pavement s’accompagne de mosaïques d’animaux qui symbolisent la nature humaine avec ses vices et ses vertus. Dans ma transcription en peinture, lors de mon séjour à Ravenne en février 2015, j’ai choisi des mosaïques qui sont censées représenter les vertus : un bœuf, un cerf, deux poissons, une licorne. En outre, ces animaux sont symboles de Foi, Espérance, Charité et Pureté. On trouve également dans le pavement, des animaux dont les mosaïques figurent les vices. J’ai choisi : un Tigre, un Griffon, une Lamia, une Sirène, un Renard et une Oie. Dans le Bestiaire médiéval, ces créatures ont la particularité de symboliser le Diable sous l’aspect de la séduction, la colère, la ruse, la vanité (La Fable de Renard et la Fable de l’Oie). Dans mon interprétation picturale, il n’est pas certain que les animaux représentés soient réellement vertueux ou vicieux. Par exemple, le chien, figure vertueuse dans le christianisme associée à l’image du « bon pasteur » veillant sur son troupeau, n’a rien d’un animal attirant en peinture. À l’inverse, l’Oie, considérée vicieuse dans la Fable de l’Oie aux Œufs d’Or (figure de la cupidité), est transfigurée dans ma peinture comme un animal vertueux par son caractère visionnaire et sa vigilance en souvenir des Oies du Capitole à Rome en 390 avant JC. contre l’invasion des gaulois. En conclusion, cette série de peintures pourrait se lire comme une bande dessinée qui dépasserait l’esprit d’un Bestiaire médiéval, dont les animaux font l’objet d’une représentation moralisée, c’est à dire à l’époque, la traduction d’une vision codée, inspirée par la Bible et les Écritures, l’expression d’une interprétation manichéenne du monde comme il va, fondé sur la confrontation du bien et du mal. Puisque l’homme, dorénavant, n’est plus contraint de se soucier du salut de son âme éternelle, à chacun son chemin, à chacun son bestiaire, à chacun son engouement pour la gent animale aussi fantasmée soit-elle, afin de servir d’exemple et indiquer aux êtres humains la voie à suivre dans le perpétuel combat entre les « vices » et les « vertus ». Pourvu que l’on puisse en rire !

Fabrizio Migliorati, directeur de la Civica Raccolta d'Arte à Medole de Mantoue, pour l'exposition personnelle dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine 2012


C’est un lien intime qu’Isabelle Régnier a noué avec l’Italie. Un lien constitué de points isolés, de transitions telluriques, de surfaces sous lesquelles les couleurs coulent et viennent à la lumière – et se font elles-mêmes lumière – dès qu’elles rencontrent une possibilité de fuite.

Il s’agit d’un amour concrétisé en lieux de quelques centaines de mètres, où la pierre et la terre s’organisent dans des structures complexes et dangereuses, où la vie insiste cependant et, peut-être, grâce aux forces qui en font la fascination.

Cependant la chaleur de ces paysages n’est pas due au soleil méditerranéen. Ce qui chauffe ces lieux et avec eux ces images, est bien le sous-sol inquiet partisan d’événements dramatiques : voici le secret analogique que les travaux d’Isabelle portent en eux. Poétique qui se situe exactement à la rencontre entre la verticalité magmatique et le flux imperturbable des surfaces.

L’artiste française déclare être une artiste ponctuelle, mais pas dans le sens courant d’une adhésion à un temps préétabli. La ponctualité est une modalité piquante, qui pince l’événement, en lui donnant une forme dentelée, accidentée. La rencontre des lignes perpendiculaires est voulue, cherchée et située exactement dans le point apte à l’accueillir, comme si l’évènement avait toujours été là, comme s’il était déjà inscrit avant son arrivée.

Et voici que l’image légère, presque suggérée, quitte l’indistinct pour pincer la réalité. Chaque papier livre ainsi à notre réalité un simple point, rencontre et résultat de lignes temporelles, spatiales, psychologiques.

Nous rencontrons Alicudi, où les rochers se plient et s’érigent jusqu’à devenir des concrétisations de monstres archaïques ; Stromboli où le volcan, peint comme s’il était le mont Fuji, devient anthropomorphe et pensif, plein de silence oriental, surveillé à peu de distance par le neck de Strombolicchio où une figure de proue en forme de tête de cheval regarde l’horizon.

Le thème de Stromboli est repris aussi dans les travaux de 2012 qui, avec ceux de Vulcano en 2011, quittent le détail pour une matière synthétique et puissante, concentrée dans d’insondables blocs centraux. Il apparaît ici l’impossibilité de décrire un volcan, approché dangereusement mais sur le point d’être définitivement perdu.

Filicudi et Salina représentent presque une pause, une suspension reposante et romantique au milieu de ce voyage de l’œil saisissant d’incroyables forces.

Les œuvres représentant Lipari nous parlent de l’extraction minérale, approfondissement de la rencontre entre horizontalité et verticalité, où l’homme intervient en utilisant un produit du volcan.

Quittant la Sicile et se déplaçant dans l’archipel napolitain, nous rencontrons une île à l’atmosphère fraîche et bleutée, Ischia, où nous avons perdu la composante humaine de la vision de Friedrich, et Procida où les stacks de Ciracciello se placent de façon imposante, frisés par le sable qui entre vraiment dans le tableau.

Enfin Pompéi, divisé en regiones et insulæ, représenté par ses domus avec des flashs sombres, qui laissent le chaos dramatique sur le seuil et qui nous accompagnent dans les couloirs de l’histoire.

En passant en revue toutes ces œuvres, nous remarquons leur point commun : elles représentent des îles, petites langues de terre ancrées au milieu de l’eau, simulacres de rêves solipsistes ou de cauchemars de solitude.

Si le choix des sujets s’est porté sur les Eoliennes et sur les Phlégréennes (et sur Pompéi, la plus « île » parmi toutes, morceau de civilisation écoulée et remontée à la surface), c’est parce que l’artiste ressent une nécessité de la propre vis immaginativa (intuition ou force imaginative). Ces lieux sont tout à fait des îles comme les sujets qui apparaissent sur les papiers et qui ont la nécessité de se faire île : en se plaçant au-dessus du niveau de la mer et du papier, transperçant la surface et advenant enfin à la vision.

En d’autres termes, ces émergences sont des instants d’épiphanie qui évoquent le souterrain et le linéaire. Une philosophie des singularités qui se surprend à être aussi celle d’une communauté d’entités qui demeurent ensemble, qui forment des lignes, des arcs (comme celui éolien ou celui du golfe de Naples) et qui possèdent une orientation. Peut-être, celle d’une odyssée qui aurait pour mot d’ordre le sentiment de la couleur.

Fabrizio Migliorati - septembre 2012

Fabrizio Migliorati est directeur de la Civica Raccolta d'Arte de Medole de Mantoue (Lombardie, Italie), commissaire d'exposition et collaborateur de la revue culturelle online teatro.persinsala.it.

Attilio Scarpellini, critique, essayiste et chroniqueur sur Radio Tre (Raï TV, Italie) pour l'émission "Qui comincia...", l'exposition du jour : Isabelle Régnier

Pour écouter l'émission :
http://www.radio3.rai.it/dl/radio3/programmi/puntata/ContentItem-0f320a01-2e8e-4b4d-b741-afef3ab0e68f.html

Aujourd’hui nous commençons par une peinture verticale, une acrylique sur toile haute de près d’un mètre : elle est divisée en deux par une mer intensément bleue, qui, dans la partie inférieure devient presque noire d’où se lève, ou peut être est-ce le cas, d’où surgit un éperon rocheux surmonté d’un phare. Les nuages blancs gonflés de lumière créent autour une espèce d’aura, qui dans la couche supérieure vient se mélanger avec le ciel marbré de nervures roses ; la matière de la roche semble sculptée, dessinant les volutes et les flèches d’une mystérieuse cathédrale suspendue entre les étages taillés dans la lumière et les crevasses d’ombre d’une profondeur abyssale : c’est l’une des soixante dix œuvres de la peintre française Isabelle Régnier que l’on peut découvrir à partir de demain à l’exposition Italie, Odyssée de la couleur, mise en place dans la Torre Civica de Medole, petit mais splendide bourg du Haut de Mantoue.

Cette peinture représente le rocher basaltique de Strombolicchio, devant l’île de Stromboli, et c’est l’artiste même qui accompagne ses œuvres d’une série de notes de voyages, utilisant l’adjectif qui définit le mieux sa silhouette : hiératique, non seulement pour sa verticalité qui s’élève à 56 mètres au dessus de la mer turquoise mais pour cette lumière qui l’auréole comme une épiphanie, forme hautaine, escarpée, inhumaine avec ce phare qui est un sommet de solitude : si cette île s’éloigne de nous, en somme, ce n’est pas en suivant les courants marins étendus à nos pieds comme une bande épaisse de velours pour disparaître et réapparaître comme les atolls tropicaux, c’est plutôt la partie du ciel sur laquelle cette silhouette se découpe avec une solidité minérale qui nous déconcerte, parce qu’elle contraste avec l’idée fluide et ouverte que nous nous faisons de la mer.

On peut dire que le paysage de la méditerranée, auquel le cycle pictural de Régnier est dédié et grâce à lui, renferme un mystère ; une turbulence, le plus souvent, est dominée par un plaisir mêlé d’effroi, composé de soleil et d’écume, de couleurs liquéfiées et éblouissantes, de tourbillons sensuels où dansent ces dieux apprivoisés qui ont toujours enchanté les regards étrangers – la beauté langoureuse et sans histoire qui fascinait Lamartine plus ou moins dans les mêmes lieux frappés par cette odyssée de la couleur qui va de la Sicile au Golfe de Naples.

Le fait est qu’Isabelle Régnier ne va pas chercher ses couleurs dans la lumière et dans la mer mais dans des forces les plus archaïques et numineuses(1) : dans les émulsions chtoniennes de ce que Fabrizio Migliorati définit dans son introduction au catalogue comme étant « un sous-sol inquiet » : parmi les roches de laves d’Alicudi qui se tordent comme des monstres étranges (qui auraient fasciné Max Ernst), dans les ravins lunaires ouverts sur la face cachée du Vulcano vue depuis le Monte Luccia, dans les côtes sculptées avec acharnement, dans la partie du promontoire volcanique de Pollara qui n’a pas sombré dans l’eau, où l’émotion esthétique soulignée dans le journal du peintre est clairement celle d’une blessure nette et cruelle gravée dans la matière comme pourrait l’être dans la chair un être vivant, titanesque et informe, mais vivant.

Dans les plis chargés d’ombre alternant avec les verts lumineux du promontoire de Pollara, ou dans le rose qui s’écoule du flanc de Vulcano, semblable à un corps de méduse, c’est comme le souvenir d’une autre nature fougueuse jusqu’à la sensualité et aussi, plus éloignée de la méditerranée, celle des mesa américaines dans lesquelles le peintre Georgia O’Keefe se retira pour peindre afin de retrouver ce que l’art de son temps (et l’art de son temps était le modernisme abstrait) exprimait avec toujours plus de force, en expulsant d’elle même la nature, précisément qui avait été pendant des siècles liée à l’art et était son principal référent analogique – d’abord parce qu’il fallait l’imiter, puis parce qu’il fallait égaler ses processus de création ou se mettre à la hauteur de ses destructions.

Mais dans la peinture de Régnier, dans ses « blocs centraux insondables » – comme les appelle Migliorati, comme si l’inaccessibilité au regard fût une qualité psychique, avant même que la qualité physique, de toutes ces îles, rendues encore plus isolées par l’effacement total de n’importe quelle présence humaine – un souvenir beaucoup plus européen demeure, que, du reste, la même artiste évoque, celui du paysage de Caspar David Friedrich, le peintre de la solitude romantique et des sommets abyssaux. « Du haut de ce piton nous contemplons le panorama, la vue sur Stromboli dans un profond recueillement. Francesco monte encore plus haut au niveau du phare, tel Caspar David Friedrich dominant le monde ».

Bref, on a du mal à penser qu’une artiste française n’a pas prévu dans le paysage italien ce que la plupart des artistes a toujours envisagé : la spontanéité gracieuse, l’innocence – ce miroir aux alouettes qui fait du paysage italien la plus belle de nos comédies – mais qui, comme Isabelle Régnier, au contraire, en aperçoit le côté le plus obscur et matiériste, nous faisant sentir plus froide notre mer, encore plus ancienne notre terre.

Il y a des rochers exposés dans la Tour Civique de Medole qui prennent des formes encore plus fantaisistes que celles des nuages comme le rocher sur la plage de Ciracciello (nous sommes à Procida) qui surgit de l’écume blanche dont le coup de pinceau accentue le mouvement de visserie pour exalter une forme qui (écrit l’artiste même) semble inspirée de la plus célèbre sculpture d’Umberto Boccioni Forme uniche della continuità nello spazio (L’homme en mouvement), pendant que se présente sur le ciel, détourée de tout son relief hostile, une surprenante palette de blancs, de roses, de gris, de bleus. Surprenante parce que ce sont des teintes plâtreuses appliquées à coup de spatule, insistantes, quasi obsessionnelles dans leur volonté picturale, et rappellent un peu les couleurs terreuses que Gustave Courbet déchargeait dans ses ciels et les vagues de ses marines : ce n’est pas un problème de tonalité, c’est à dire d’illusion, c’est une question de matière.

Les formes d’Isabelle Régnier vont et viennent d’une solidité hermétique qui est la donnée la plus profonde de sa peinture – au sens littéral, ce qui la pousse à peindre des carrières d’extraction – à l’évanescence d’un rêve mais dans un cas ou dans l’autre, semblent en proie à une énergie dramatique qui n’est pas complètement de ce monde : elles franchissent la frontière entre l’observation et la vision, et, parfois, de la figuration à l’abstraction.

Un autre faraglione, un immense bloc de pierre détaché de la falaise, toujours sur la plage de Ciracciello, lui apparaît comme une stratification d’ondulations lumineuses qui, du noir s’estompent dans le rose et le blanc, produisant un effet de légèreté sinon de dématérialisation semblable à celle rencontrée dans la peinture japonaise du monde soit disant flottant – l’ukyo-e – et par contraste l’utilisation du vrai sable noir pour colorer la plage crée une patine de matière, de l’air brûlé qui suscite chez le spectateur une forte sensation concrète proche de la tactilité. Vient l’envie d’allonger la main et de toucher, ce qui est le geste notoirement le plus interdit dans la peinture – le geste de Saint Thomas, même s’il ne s’agit pas ici de toucher pour croire mais seulement pour sentir, pour admettre que les yeux ne suffisent plus : quelque chose de plus profond et de plus radical nous attire dans les mirages minéraux d’Isabelle Régnier.

(1) numineux : qui désigne une qualité de présence divine.

Traduit de l’italien par Isabelle Régnier pour l'émission radiophonique « Qui comincia...» sur RadioTre (RaiTV) le 28 septembre 2012 consacrée à l’exposition personnelle dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine sur le thème "Italia, Tesoro d'Europa" à la Civica Raccolta d'Arte, Torre Civica, Medole di Mantova (Lombardie, Italie).

Attilio Scarpellini est critique, essayiste et chroniqueur sur RadioTre (RaiTV) dans l'émission « Qui comincia...» (http://www.radio3.rai.it/dl/radio3/programmi/puntata/ContentItem-0f320a01-2e8e-4b4d-b741-afef3ab0e68f.html).
Il dirige la revue Quaderni del teatro di Roma. Il est l'auteur d'un essai d'esthétique "L'angelo rovesciato. Quattro saggi sull'11 settembre e la scomparsa della realtà" (Edizioni Idea), "L'ange renversé. Quatre essais sur le 11 septembre et la disparition de la réalité".
twitter : https://twitter.com/attilioscarpell


Mariette Darrigrand, sémiologue, pour l'exposition personnelle à la galerie Samedi de Montfort l'Amaury (Yvelines)

"Les Moulins de Pantin et Sablières", octobre 1995 : Parfois devant certains athlètes ou certains chanteurs d’opéra, devant ces corps pleins et lourds que l’on croit voués à la pesanteur mais qui, à la première note ou au premier tressaillement musculaire se révèlent d’une légèreté de ballerine, on est exposé à un étrange paradoxe. Devant les aquarelles d’Isabelle, on est frappé par le même paradoxe, vu en quelque sorte sous l’angle inverse.

La légèreté qui nous est offerte est lourde, comme on le dirait d’une eau. Elle est dense, pleine, et nous ne savions pas qu’une légèreté pouvait l’être. Alors on avance un peu plus dans la logique contradictoire.

On regarde ces façades aveugles ou ces tas de sable compacts, toute cette surface des choses, et on prend conscience d’être à l’« intérieur ». Portes et fenêtres ont été fermées et pourtant nous sommes entrés : nous sommes dans un monde, au cœur d’une intimité, au creux d’une profondeur. L’impression est de se trouver dans la caverne, à cette source originelle où les images se forment, dans cet en-deça où tout est possible puisque le cap du réel n’a pas été franchi.

Et l’on se dit qu’Isabelle Régnier a réussi à capter l’ombre d’avant l’objet, le reflet platonicien qui préexiste à toute manifestation sensible. Cette ombre, l’étalant sur l’objet entier, elle en fait sa seconde nature. Dans cette peinture, l’ombre n’est pas extérieure à l’objet, portée hors de lui, surnuméraire, elle est en lui. Elle est lui. L’ombre est partout. Les Moulins de Pantin ne sont qu’une ombre, et cette ombre qui est tangible, c’est elle que de l’œil on touche. Car cette ombre, inhérente au monde et qui monte de lui comme sa plus grande vérité, ne voile pas, mais au contraire révèle.

C’est à cette transmutation là que nous assistons : l’ombre, que l’artiste a su trouver ou retrouver, elle nous l’offre comme une lumière. Elle en fait la lumière dans laquelle l’objet désormais apparaît.

Guère étonnant dans ces conditions que le processus prenne un sens supplémentaire lorsqu’il s’appuie sur une opération réelle : la transformation du sable en béton, celle du blé en farine… Car cette peinture « active » n’est jamais aussi expressive que lorsqu’elle se centre sur la trace d’un travail humain : c’est le bâtiment à peine visible, muré et comme abandonné, qui agit sur le décor naturel et lui donne vie.

En cela, le paradoxe revêt peut-être sa dimension la plus intéressante, la plus émouvante en tout cas. Cet univers dépeuplé, dénué de toute figure humaine, est de toute évidence animé. Littéralement, il possède une âme : une énergie « d’avant » la matière et que l’on a envie d’entendre ici moins comme le signe d’une divinité que comme celui d’une profonde humanité.

Alors on pense à cette autre femme, Simone Weil, qui a tant rêvé elle aussi à une pesanteur adoucie par une grâce, et on partage sa conviction : Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel…

Mariette Darrigrand exerce le métier de sémiologue dans le cadre de son cabinet d'études "Des Faits et des signes" qui mène, pour des entreprises ou des institutions, toutes sortes d'analyses de mots et d'images médiatiques. Elle est chroniqueuse sur France Inter et France Culture ("Le secret des sources").

Mariette Darrigrand est l'auteur de "Comment les médias nous parlent (mal)", Editions François Bourin, janvier 2014.

Blogs : http://blogs.rue89.com/signes-contre-signes http://mariettedarrigrand.blogs.nouvelobs.com/

Sites: ttp://www.desfaitsetdessignes.com/ http://recherche.telerama.fr/recherche/recherche.php?ecrivez=mots+de+passe+


Une passeggiata*          

Les « Portraits d’îles » ont été réalisés en Bretagne (presqu’île de Crozon, Belle île en mer, île de Groix) et en Italie (golfe de Naples, îles Éoliennes, îles de Toscane, îles Égades, île d'Albarella) entre 2002 et 2019.

L’attraction pour le minéral et son relief est figurée à travers les paysages, les carrières d’exploitation et les sablières : pierres éruptives, lapilli, sables du Vésuve, Stromboli et Capraia, tufeau de Favignana, soufre incandescent de Vulcano, Panarea, Filicudi, Alicudi, pierre ponce, kaolin, pierre obsidienne de Lipari, terre volcanique de Belle île en mer, schiste de Bretagne, grenats de l’île de Groix.

Les pigments de couleur, broyés à l’atelier, la poudre de marbre, les grains de sable collés au support, leur sensualité, leur aspérité, s’opposent à la plate et lisse idée du médium, qu'il s'agisse de peinture à l'huile ou à l'eau.

Jorge Luis Borges, prenant une poignée de sable du désert, la portant un peu plus loin, déclarait avoir modifié l’immensité du désert. À la différence du Land Art, art éphémère immortalisé par les techniques de reproduction, j'intègre dans mes œuvres la dimension du voyage, du parcours, du déplacement, autrement dit le temps, à la manière d'une musique ou d'une danse.

Ces peintures suggèrent au spectateur un renouvellement de sa perception de la nature, afin de la rendre plus aiguë, sensible comme un oscilloscope aux moindres variations d’un environnement protéiforme. Ma déambulation dans des territoires variés, renouvelle la longue tradition du paysage et celle en particulier du marcheur-penseur chère à Jean Jacques Rousseau.

Isabelle Régnier

* passeggiata : en italien, promenade.